80 ans séparent les combats de la 2ème guerre mondiale de ceux d’aujourd’hui contre le coronavirus et les efforts d’hier pour unifier la
résistance de ceux l’aujourd’hui pour relancer l’économie. Quel lien faites−vous entre ces deux périodes qui n’ont à priori rien en commun ?
Claude Alphandéry : Tout les sépare en effet : la terreur, l’ampleur du sacrifice humain, les privations… Mais ce sont deux périodes où il a fallu faire front ensemble, s’unir pour gagner la guerre.
En 1941-42, la résistance était faible et dispersée. Un an après tout avait changé, les maquis s’étaient rassemblés au sein d’un seul Comité de la Libération. Parce qu’au-delà de la volonté politique, il y a eu des projets communs. Lorsque les Allemands ont imposé le Service du Travail Obligatoire (STO), beaucoup de Français se sont cachés dans nos maquis. Il a fallu les ravitailler, les protéger, les intégrer. Ce projet commun a contribué à unifier et à renforcer la résistance.
Aujourd’hui, pour sortir de la crise sanitaire et pour relancer le pays, les projets épatants se multiplient mais n’arrivent pas vraiment à s’unir dans un combat commun. L’autre parallèle entre ces deux périodes ce sont les stigmates qu’elles ont laissés dans la société, notamment parce qu’elles ont bousculé nos repères.
Au−delà des stigmates de la crise, à quels défis devons−nous faire face ?
C.A. : Les dangers de l’époque actuelle sont plus sournois que ceux d’hier.
Ils frappent certains dès aujourd’hui, ceux qui sont au chômage, et d’autres à plus long terme, lorsqu’il y aura des transformations dues à la situation écologique et au transfert des populations. Mais au-delà, ils menacent
véritablement l’avenir de notre société. Le système dans lequel nous vivons s’épuise. Il va de crise en crise, depuis que France Active existe.
Celle du choc pétrolier, celle de 2008, financière, celle que nous traversons aujourd’hui, sanitaire et aussi écologique. Notre société ne sait plus où elle va ni comment elle doit se reconstruire. Allons-nous vers un monde à l’identique ? Un monde qui crée du chômage, des inégalités et une empreinte écologique absolument insupportable ? Pour l’éviter, il faudra cibler nos investissements et les entreprises ou les associations que nous allons soutenir. Et c’est là que France Active a un rôle absolument formidable. Déjà, il y a 32 ans, on se rendait compte qu’il fallait un organisme tel que France Active pour investir et accompagner des projets solidaires émergents. Et c’est encore plus vrai aujourd’hui. Seuls des gens aussi rompus que nous à ce genre de financement et d’accompagnement sont capables de le faire aujourd’hui.
Est−ce pour cette raison que vous avez créé France Active, il y a 32 ans ?
C.A. : À l’époque, le problème majeur était le chômage structurel. Après les 30 glorieuses où l’industrie s’était considérablement développée, en France comme à l’échelle mondiale, la politique néolibérale menée par les États-Unis et le Royaume-Uni a causé des inégalités entre les grandes et petites entreprises et a complètement déstabilisé l’emploi, y compris en France. On avait beau augmenter notre PNB, le chômage ne reculait pas, sous l’effet conjugué de l’innovation technologique qui augmentait la productivité, de la mondialisation et de la financiarisation de l’économie. De plus en plus de grandes entreprises ont commencé à implanter leurs filiales dans des pays où la main d’œuvre était moins chère. Dans les années 80, on a donc vite compris qu’il fallait faire quelque chose pour prendre en charge ces travailleurs rejetés par l’économie « classique ». Des entreprises d’insertion se sont créées. Et, pour les aider, nous avons créé France Active, avec des ONG, des coopératives et des mutuelles, ainsi que la Caisse des Dépôts. Le but était de donner du travail aux chômeurs, soit en leur permettant de créer leur petite entreprise indépendante, soit en créant des entreprises dans des secteurs industriels délaissés par les entreprises ordinaires et les startups. Puis sont arrivés de nouveaux secteurs où il y avait des emplois à créer : l’énergie, le recyclage, les équipements moins polluants, le numérique, les services, etc.
Comment avez−vous financé et accompagné ces entreprises ?
C.A. : Nous ne pouvions pas les financer seuls, il nous fallait l’aide des banques. Mais ces dernières hésitaient parce qu’elles ne connaissaient pas ce type d’entreprises dont l’objet n’était pas évident.
De leur côté, les entrepreneurs n’allaient pas non plus volontiers voir les banques. Pour réduire les risques, nous avons donc proposé une garantie aux banques et nous avons accompagné les entreprises. Et de fait, pendant 30 ans, nous avons toujours été très en dessous du plafond de garantie que nous avions accordé. Au départ, nous pensions avoir jusqu’à 25% de pertes. Nous sommes généralement restés en dessous de 20%.
Ce système a très rapidement fait comprendre aux banques qu’il s’agissait de clients sérieux et qu’il ne fallait pas passer à côté de ce marché. Un mouvement était né, auquel se joint les grandes écoles et l’administration qui ont vite considéré l’Économie sociale et solidaire comme une vraie opportunité de développement. En quelques années nous sommes devenus un élément incontournable du paysage économique.
Et la plupart des structures que nous avons accompagnées sont toujours là. Je pense à Idées 21, devenu le Groupe Idées qui compte aujourd’hui plus de 4 000 salariés en insertion dans toute la France ou le groupe Vitamine T qui, avec ses 27 filiales, fait travailler plus de 4 500 personnes éloignées de l’emploi. Ces entreprises inclusives ont progressé avec nous et nous avons progressé avec elles, grâce à une capacité à travailler en commun tout à fait formidable.